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Histoire

     Nous vous proposons de découvrir ci-dessous le chapitre 16 de l’histoire de la Basse-Navarre écrite par Pascal Goñi, en vous rappelant que vous pouvez lire ou relire sur le site tous les chapitres précédents, à la rubrique « La Basse-Navarre en Pays basque », onglet « Histoire ».

Histoire de la Basse-Navarre

par Pascal Goñi

Chapitre 16: L’ÉVOLUTION GÉOPOLITIQUE DES XII ET XIII èmes SIÈCLES

LA NAVARRE BALLOTTÉE ENTRE DE GRANDES PUISSANCES (1076-1284)

     L’assassinat de Peñalen et l’association avec la couronne d’Aragon (1076)

     Le roi Garcia IV, dit le Grand (1035-1054), mourut à la bataille d’Atapuerca, près de Burgos, non pas contre les musulmans, mais contre son frère Ferdinand, à cause de la Castille que les deux frères voulaient contrôler. Son fils, Sanche IV (1054-1076), fut assassiné au cours d’une partie de chasse sur le rocher de Peñalen par des barons, épisode qui montre que des dissensions existaient entre la couronne et certains Grands. Ces derniers lui préféraient son cousin Sanche, roi d’Aragon, car son fils, Garcia, n’était qu’un enfant. Avant de mourir, il avait demandé aux moines de Leire de prier pour lui en échange d’une donation au monastère, suite à une dispute qu’il avait eu avec des seniores. Ce crime marque le début des visées expansionnistes des Castillans et des Aragonais. On reprochait au défunt roi d’être resté sourd à l’appel à la croisade lancé par le pape Grégoire VII (1073-1085), d’avoir tenu tête au pape et de refuser la liturgie romaine. Inquiet de l’expansionnisme aragonais, il passa des traités d’alliance avec le musulman Al Muqtadir, le maître de Saragosse, en 1069 et en 1073. Les chroniques de Leire, entre autres, ne cachent pas la complicité de certaines familles nobles avec le roi de Leon et Castille, Alphonse VI (1065-1119). Le propre frère du roi était parmi les conjurés (ce fratricide s’enfuit), et peut-être même Al Muqtadir. Le roi castillan put alors s’emparer de places fortes dans la Rioja. Ensuite, il prit position en Biscaye, Guipuscoa, Alava et même dans la Navarre proprement dite.

     La mort tragique de Sanche de Peñalen en 1076 consacre une monarchie contractuelle tournée vers la reconquête et dans laquelle les barons utilisent à leur profit les ressources et les droits dont disposait le roi.

     Sanche Ramire ou Sanche V (1076-1084), puis son fils Pedro Sanchez ou Pierre Ier (1084-1104) poursuivirent la Reconquête en multipliant les franchises dans les territoires occupées et la rédaction de fors. Sanche réussit à contenir la puissance castillane qui récupéra Garcia, le fils de Sanche IV.

     La restauration du royaume de Navarre (1134)

     La mort au combat du roi d’Aragon Alphonse le Batailleur (1104-1134), qui reprit Tudela aux musulmans en 1119, et l’absence de descendance, permirent à la Navarre de recouvrer son indépendance. Le roi défunt voulait léguer son royaume à trois ordres de croisés, ce qui aurait empêchait la papauté d’intervenir dans le choix des prétendants. Ce testament inhabituel fut immédiatement rejeté. La noblesse de Navarre choisit dans un premier temps un petit-fils de l’oncle naturel d’Alphonse, mais l’arrogance du personnage les détourna de lui au profit d’un descendant de leur propre dynastie, García Ramírez, descendant d’un frère naturel de Sanche le Grand. Garcia fut donc élu par la noblesse et le clergé de Navarre, malgré l’opposition de l’Aragon. Ce choix fut dicté par la menace représentée conjointement par la Castille et désormais l’Aragon. A l’issue de l’élection, l’évêque de Pampelune confia à García le trésor de son église pour financer son gouvernement contre les prétentions de Ramiro, le roi d’Aragon. En 1135, les deux monarques parvinrent à un accord mutuel « d’adoption »: García serait considéré comme le « fils » et Ramiro, le « père », afin de préserver à la fois l’indépendance de chaque royaume et la suprématie de facto de l’Aragon.

      Ce Garcia V, nommé le «Restaurateur» (1134-1150), fut le premier à se proclamer «roi de Navarre» et non plus «roi de Pampelune» comme ses prédécesseurs. Le royaume restauré récupéra ses frontières du XIème siècle et le nouveau prince put s’enorgueillir du titre «regnante in Navarra et in Alava et in Biscaya». En réalité, García se déclara dès 1135 vassal d’Alphonse VII (1126-1137) pour se placer sous la protection de la Castille, tout en lui valant la reconnaissance de son statut de roi auprès de ce souverain qui revendiquait la succession du Batailleur et se disait «empereur de toutes les Espagnes». En 1136, García dut céder la Rioja à la Castille, mais fut ensuite un fidèle allié d’Alphonse VII dans la Reconquista.

      Son successeur, Sanche VI, dit le Sage (1150-1194), tenta au début de récupérer la Rioja en profitant de la minorité d’Alphonse VIII de Castille (1158-1214), âgé de 3 ans seulement. Mais le succès fut de courte durée et il dut négocier la paix en 1179. La Biscaye fut perdue en 1174. Il se consola en mariant sa fille aînée Bérangère en 1191 (âgée déjà de 28 ans) au puissant Plantagenêt et roi d’Angleterre, le célèbre Richard Coeur de Lion (peu porté sur les femmes, il est vrai) et en poursuivant la fondation de noyaux de peuplement en impulsant un développement urbain et commercial évident. Il cherchait aussi à rabaisser l’influence des grands propriétaires fonciers, des seigneurs et barons. Il laissa une image idéalisée d’un roi savant (justifiant son surnom) et pieux.

      La Navarre à nouveau démembrée (1194-1234)

      En réalité, le petit royaume de Navarre vivait ses dernières heures d’intégrité. Le règne de Sanche le Fort (1194-1234) fut très contrasté. S’il lutta constamment contre les Maures (il participa à la victoire décisive de Las Navas de Tolosa en 1212), il finit par perdre le Guipuscoa et l’Alava en 1199-1200. Sa passivité lors du siège de Vitoria s’expliquerait selon le prince de Viana dans sa «Chronique des Rois de Navarre» (1843) par une santé précaire. L’archevêque de Tolède, pourtant d’origine navarraise (il naquit à Puente la Reina), Rodrigo Jimenez de Rada (1170-1247), incrimine les «injures du roi de Navarre» pour justifier la conquête par la Castille et l’Aragon du royaume placé entre ces deux grandes puissances. Le prélat assure que Sanche était «fort et vigoureux, vif à manier les armes, mais obstiné dans ses projets, abandonnant le royaume à son sort, marcha vers les terres arabes avec quelques grands compagnons d’émigration. […] Le vénérable Garcia, évêque de Pampelune, utilisant avec générosité sa liberté, comprenant le danger de famine qui menaçait (à Vitoria) se rendit en hâte auprès du roi Sanche en terre des Arabes. […] Il obtint du roi la reddition de Vitoria pour la Castille. […] Sans doute, le roi de Navarre retourna-t-il chargés de présents de l’Agareno (terre d’islam), mais il était dépouillé des biens ci-dessus énumérés et de l’honneur».

     L’alliance matrimoniale avec l’Angleterre n’amena pas de descendance (les deux époux se virent très peu avec la croisade). Et la sœur de Richard, Eléonore, avait épousé le puissant roi de Castille, Alphonse VIII. L’étau se resserrait sur le petit royaume pyrénéen. Il ne restait plus à Sanche qu’à se rapprocher du monde musulman, une politique amorcée dès 1195. Le roi castillan eut alors beau jeu de s’en prendre auprès de la curie romaine. Le pape Célestin III (1191-1198) fit de sévères réprimandes à Sanche, mais reconnut son titre de roi (refusé depuis la crise dynastique de 1134) et demanda à la Castille de respecter la souveraineté navarraise. Le roi Sanche persista dans son attitude, malgré une excommunication (fausse et fabriquée par la chancellerie de Castille). Rome reprochait aussi au petit royaume ibérique sa politique d’accueil envers les juifs dans les nouveaux noyaux de peuplement. Ceux-ci étaient de plus en plus nombreux à la Cour: le «médecin et serviteur» de Sanche le Sage se nommait Salomon et le rabbin Elias apparaît comme témoin dans les actes du roi. Le pape Grégoire IX (1227-1241), par l’intermédiaire d’une bulle, obligea en 1233 le roi Sanche à imposer aux Israélites un habit distinct des chrétiens. Le roi de Castille pouvait aussi compter sur la noblesse basque qui avait vu avec déplaisir la création de villes nouvelles comme Saint-Sébastien dans les années 1180-1181, une atteinte aux intérêts fonciers et traditionnels lésés aussi par la politique fiscale et administrative de Sanche le Fort.

     Amputé d’une partie importante de son royaume par son puissant voisin, Sanche accepta cependant de continuer le combat de la Reconquête avec même des barons qui l’avaient trahi en Alava. Il devint même le héros de la bataille de Las Navas de Tolosa (nom d’un fort musulman). L’armée chrétienne vainquit les Almohades et son avance ne fut stoppée que par la peste. L’attrait des richesses et des biens fonciers était aussi stimulant que les mobiles religieux et les chevaliers basques participèrent aux campagnes de Ferdinand III dit le Saint (1217-1252), qui firent tomber Cordoue (1236), Jaén (1246) et Séville (1248). Selon la tradition établie par les chroniqueurs, Sanche rapporta dans son royaume comme trophée les chaînes arrachées à l’élite des combattants qui protégeaient l’émir. C’est le début de la légende de l’héroïsme et de la bravoure de ce grand combattant et piètre politique, davantage chef de la chrétienté (et encore à un moment) que roi de Navarre. Sa haute taille (2,20 m) devait aussi en imposer au combat. Jimenez de Rada participa à l’élaboration du mythe :

«Il était roi de Navarre,
Plus fort que le lion
Son nom, le roi Sanche […]
Il était très généreux
Très fort et très preux
Et très bon combattant»

Le Gisant du Tombeau du Roi Sanche VII Le Fort et sa Femme Clémence à Roncevaux –
Photo de Colegiata de Roncesvalles, Orreaga-Roncesvalle

     Jimenez lui-même prit part à la préparation diplomatique de la Las Navas de Tolosa à laquelle il a participé personnellement car il était aussi un homme de guerre! Il obtint du pape Innocent III (1198-1216) que la croisade contre les Almohades accorde les mêmes indulgences pour les croisés que celles accordées aux combattants de Terre sainte.

      La Navarre dans l’orbite française (1234-1285)

      Sanche le Grand mourut sans laisser de descendance légitime (son fils bâtard sera tout de même évêque de Pampelune). Son corps sera transféré au monastère de Roncevaux deux ans après sa mort (1236). L’héritier le plus proche était Thibaut IV (1204-1253), fils du comte de Champagne et de Blanche, sœur de Sanche. Le prétendant était apparenté aux Capétiens (son parrain n’était autre que Philippe Auguste et il fut élevé par Blanche de Castille, la mère de St Louis). Malgré l’opposition de quelques nobles du royaume (le souverain pour la première fois était étranger à la péninsule), le nouveau roi fut intronisé sous le nom de Thibaut Ier de Navarre, un mois à peine après le décès du héros de Las Navas de Tolosa. Si Guillaume Anelier (mort en 1291), un Occitan, fit l’apologie de son souverain, le Prince de Viana le présente plutôt comme un homme très riche, très dur et très rigoureux contre le chapitre Sainte-Marie de Pampelune, l’évêque de cette ville et contre le bourg qui relevait du dit évêque. Sa politique fut loin de faire l’unanimité, car contrairement à la tradition ibérique les Champenois avaient l’habitude de gouverner seuls, assistés simplement par un sénéchal installé en Navarre dès 1234 pour éclipser l’alferez. La fonction de chancelier, qui revenait généralement à l’évêque de Pampelune, ne fut plus qu’honorifique. Le vice-chancelier récupéra même la garde du sceau royal, la rédaction parfois des chartes royales. Le roi tenta aussi d’exclure les nobles du Conseil. Il interdit avec l’appui de la papauté les juntas des infanzones où ces derniers s’attribuaient un véritable pouvoir judiciaire au nom de leur lutte contre les brigands et les grands nobles. Cela ne les empêchera pas de continuer à siéger (malgré une bulle d’Urbain IV ordonnant leur dissolution). Ce conflit entre la royauté et la petite noblesse dura une quarantaine d’années. L’administration royale chercha à démasquer les faux nobles par l’intermédiaire d’enquêtes et de serments devant le roi. Un sceau remis par le roi devait être dans les mains des infanzones pour attester de leur condition noble. Ceux qui n’en avaient pas retournaient dans la paysannerie. Un concile provincial tenu en 1250 tenta bien d’excommunier le roi, mais le pape Grégoire IX lui accorda un privilège spécial selon lequel, sans mandat du Saint-Siège, personne ne pouvait excommunier le roi. Au contraire, il donna le pouvoir d’excommunication au prieur de Roncevaux en 1236.

     Le roi entreprit de moderniser l’appareil d’État. L’administration abandonna les antiques «tenencias» au profit des «merindades» confiés à des mérins, au départ simples petits agents territoriaux représentant l’autorité royale en matière de police, de justice (en première instance), de finance et rétribués directement par le roi. Le «merino» était l’équivalent du bailli ou du sénéchal en France. Secondé par un bayle dans les villes et les villages et un prévôt (collecteur d’impôts), il introduisit des méthodes nouvelles de comptabilité fiscale. Le roi exigea la tenue de registres de compte annuels tenus par le chambellan, poste qui n’existait pas auparavant en Navarre. Le souverain réorganisa aussi la chancellerie royale, fit bâtir un château pour y installer les services de l’administration, les archives, la trésorerie sur lesquels veillait désormais un chambellan. Thibaut II créa 4 merindades (Ribera au sud, Estella à l’ouest, Sangüesa à l’est, les Montañas au nord), Saint-Jean-Pied-de-Port n’étant qu’une châtellenie bien que son titulaire occupe les mêmes fonctions. Le roi concéda des franchises aux communautés rurales pour mieux percevoir les taxes qui furent confondues pour être plus rentables. Il établit ses lois par écrit, élaborant un Cartulario Magno où elles figuraient toutes. La cour restait itinérante. Lorsque le roi s’absentait pour gérer ses terres en Champagne ou pour aller en croisade (1238), il confiait le royaume au sénéchal assisté d’un conseil. Le premier fut champenois, ensuite c’est sur un navarrais que reposa la charge. Plus tard (1275), c’est le gouverneur qui se chargera du royaume. Guillaume Anelier occupa cette fonction.

     Les Champenois encourageront de nombreuses fondations monastiques souvent exemptées d’impôts sur les marges du royaume (Fitero fondé par l’abbaye de l’Escaladieu, La Oliva). Ils installèrent les Prémontrés à Urdax, encouragèrent l’introduction de l’ordre cistercien (très tôt implanté dans son comté) à Leire, malgré des oppositions sur place. Plus tard, ce sera au tour des ordres mendiants de s’installer en Navarre: les frères prêcheurs (Dominicains) à Pampelune, Estella, Tudela, les frères mineurs (Franciscains) à Olite, Sangüesa, Pampelune, Estella, Saint-Jean-Pied-de-Port, Tudela.

     Ces réformes colossales rencontrèrent de fortes résistances de la part de l’Église et des ricos hombres (haute noblesse), des caballeros, des hidalgos (noblesse moyenne) et des infançones (petite noblesse). Ces derniers s’étaient, à partir du règne de Sanche le Fort, associés en confréries pour résister aux malhechores («malfaiteurs») appelées juntas ou hermandades. Thibaut avait-il sous-estimé cette Navarre aristocratique et seigneuriale ? Ses chroniqueurs lui font dire «homme nouvellement arrivé, nous ne connaissions pas les coutumes et les réalités de la Navarre». L’esprit de la réforme venait de celle de Philippe Auguste (1180-1223), qui voulait dans son domaine royal restaurer les prérogatives de l’État. En voulant renforcer l’administration directe sur ses sujets, le roi champenois portait atteinte aux pouvoirs établis de la noblesse qui perdait une partie de ses prérogatives. Une solution négociée fut trouvée à Estella, en 1238, avec l’élaboration d’un corps juridique et législatif nouveau, le Fuero antiguo, base du Fuero general qui allait bientôt établir une monarchie contractuelle, le partage des pouvoirs entre le roi et les groupes sociaux dominants. Mais les nobles se plaignirent vite que le roi ne respectait pas ce fuero tout juste rédigé et en 1253 s’allièrent avec les infanzones et les bourgeois des villespour faire pression sur la régente et son fils. Ce dernier devra alors jurer serment au Fuero. La régence, qui se mit en place le temps de la minorité de Thibaut II, permit aux barons de revenir en force au Conseil.

     Thibaut II fut encore plus autoritaire que son père. Il voulait imposer un serment de vassalité tel qu’il était pratiqué dans la France du Nord pour obtenir des rentes et des honores qui tendent désormais à remplacer les fiefs. Il dut cependant jurer les fors (fueros) de Navarre. Jusqu’à ses vingt-et-un ans (acquis en 1260), il ne pouvait pas juger sans le conseil d’un tuteur et était contraint d’écouter l’avis de douze magnats constitués en une sorte de jury. Mais ensuite, Thibaut n’accepta pas de se soumettre aux fors et obtint du pape Alexandre IV l’introduction des rites français de l’onction et du couronnement (respectivement 1257 et 1259) afin de doter la monarchie navarraise de l’appui spirituel de l’Église. Il obligera les 12 barons à lui prêter hommage dans son palais d’Olite sous peine de leur confisquer leurs honores. Il n’imposera que des Français à la sénéchaussée à qui il attribuera aussi des fonctions diplomatiques et militaires. Dans son royaume de Navarre, la bourgeoisie appuya le monarque, en lui versant notamment des impôts extraordinaires, et le roi leur fournit en contrepartie du pouvoir politique. Il fonda Espinal en 1269. Il s’embarqua avec son beau-père en 1270 pour la huitième croisade. Comme lui, il mourra victime de la peste. N’ayant pas d’enfant, son frère Henri fut reconnu roi de Navarre en 1271 en reconnaissant au cours de la cérémonie du sacre les coutumes et franchises navarraises. Placide et débonnaire, il dut faire face à un Alphonse X, devenu agressif à la suite d’un mariage avorté entre sa fille et l’héritier de Navarre (mort accidentellement en tombant de la fenêtre du château d’Estella après avoir échappé à la surveillance de sa nourrice), qui se considéra dès lors comme l’héritier de la Navarre. Revenu de Champagne, Henri institua sa fille Jeanne comme héritière de Navarre et de Champagne et la fit reconnaître par les Cortes en 1273. Il mourut un an plus tard à Pampelune du fait de son embonpoint ou d’une maladie des reins.

     Au total, la construction de la monarchie navarraise connut bien des soubresauts au XIIIème siècle. Elle manquait en premier lieu d’enracinement réel, populaire. La nouvelle dynastie ne manquait pourtant pas de prestige, ni d’attrait. Le royaume de Navarre était plus petit que le comté de Champagne, un des plus puissants du royaume de France. Mais en 19 ans de règne, Thibault Ier ne résidera que 6 ans et demi en Navarre. Un peu en froid à la Cour de France avec Blanche de Castille (la mère de Saint-Louis ou Louis IX: 1226-1270), Thibaut Ier s’occupera surtout de ses terres champenoises (il mourra cependant à Pampelune et sera inhumé dans la cathédrale). Le fils de Thibaut Ier, Thibaut II (1253-1270) se rendit, lui, souvent à la Cour pour donner aide et conseil au roi le plus admiré de la chrétienté dont il est le gendre depuis son mariage avec Isabelle négligeant ses terres navarraises (il n’y vivra que 4 ans). Le roi de France prendra ainsi sous sa protection la petite Navarre et interviendra pour calmer les appétits hégémoniques de l’Aragon et surtout de la Castille malgré l’expansion de cette dernière vers le sud de la Péninsule. Henri I (1270-1274) épousera plus tard Blanche d’Artois, la nièce du souverain canonisé. En 4 ans de règne seulement, il restera un an et demi seulement en Navarre (il y décédera aussi).

     Quand Henri mourra, son héritière Jeanne, qui n’avait que deux ans, fut promise en mariage par sa mère à celui qui sera Philippe IV le Bel tandis qu’elle même épousa en secondes noces Edmond de Lancastre, frère du roi d’Angleterre Edouard Ier (1272-1307). Pendant ce temps, la noblesse navarraise se tourna vers les rois de Castille et d’Aragon pour contrebalancer l’attraction du roi de Navarre vers les Capétiens et les Plantagenêts.

     Le petit royaume de Navarre était en effet devenu un objet de convoitise pour des puissances ambitieuses qui s’appuyaient toutes sur des factions nobiliaires concurrentes. Dans un premier temps, c’est le roi d’Aragon, Jacques Ier, qui montra des signes d’hostilités. Il prétendait à la suzeraineté sur la Navarre, mais les relations s’apaiseront ensuite. À son tour, la Castille devint hostile, mais une rencontre des trois souverains, Thibaut, Jacques Ier d’Aragon (1213-1276) et Alphonse X de Castille (1252-1284) apaisa les relations, la Castille reconnaissant Jacques Ier comme protecteur de la Navarre.

     Un sanglant conflit (1276-1277), connu sous le nom de Guerre de Navarre et raconté en langue d’oc par la plume de Guillaume Anelier, finit par opposer la monarchie à la seigneurie ecclésiastique de l’église Sainte-Marie de Pampelune autour de son évêque et de ses chanoines. Des factions nobiliaires entrèrent dans la dispute. «En outre, ils s’approprièrent la terre, l’un une parcelle, l’autre un quart, il n’y avait ni chemin, ni sentier sûr, et on ne pouvait pas passer sans payer tribut. Voyant le désordre où était le pays, ils décidèrent de toute urgence, de choisir deux hommes sages et au beau parler pour les envoyer au roi de France le juste, car il était le pilier de l’Église. […] Qu’il garde la Navarre dont la Castille veut s’emparer. S’il ne la protège pas, tout ira au feu. […] Nous en avons grandement besoin, car le pays est dilapidé et les barons sont arrogants. Chacun croit être Roland ou Olivier, sans maître, sans crainte de châtiment».

     A Pampelune s’affrontaient les partisans de la Castille, de l’Aragon et des Français. Le Prince de Viana leur fit dire que «dans le pays il y avait de bons ricos hombres et des chevaliers sages, lesquels connaissaient mieux que lui (le gouverneur) les fors et coutumes du pays». L’autorité royale fut rétablie, mais au prix d’un bain de sang auquel se livrèrent les troupes de Robert d’Artois (1250-1302), frère de la reine régente Blanche d’Artois, le connétable de France et le vicomte de Béarn, Gaston VII (1229-1290). Quand Philippe le Bel prétendit au titre de roi de Navarre en 1284, un large fossé le séparait des familles nobiliaires navarraises dont une partie de plus en plus importante se rapprochait constamment de la Castille tandis que les rois dits navarrais considéraient ce bout de territoire pyrénéen comme un appendice de leur politique extérieure.

LA BASSE-NAVARRE

      L’intrusion de l’Angleterre en Aquitaine à la fin du XIIème siècle

    En 1177, selon le chroniqueur Roger Hoveden, le jeune Richard Coeur de Lion (20 ans à peine), duc d’Aquitaine de par sa mère Aliénor, attaqua le Pays Basque jusqu’au «port de Cize, appelée maintenant la porte d’Espagne, assiégea le château de Saint-Pierre, le prit et le démolit. Il obligea aussi par la force les Basques et les Navarrais à jurer qu’à l’avenir et toujours ils observeraient la paix avec les étrangers et entre eux-mêmes, et enfin détruisit toutes les mauvaises coutumes qui s’étaient établies […] à Espurin (Ispoure?)». Le château Saint-Pierre était à Saint-Jean-le-Vieux (il en subsiste toujours une motte féodale); dans les archives navarraises, il est nommé palacio de Sant Per qui donnera ultérieurement le nom à l’église paroissiale Saint-Pierre d’Usacoa. Concernant les mauvaises coutumes, on peut conjecturer des droits de péage perçus indûment au passage de la Nive. Au cours du même siècle, Aimeric Picaud fera les mêmes dénonciations. Par cette chevauchée, Richard entendait aussi assurer la sécurité sur les routes et réduire à son autorité les seigneurs basques qui étaient alors sous la dépendance du vicomte du Labourd. Un autre chroniqueur anglais, Roberto de Monte, raconte que les Navarrais montèrent l’année suivante en 1178 jusqu’aux portes de Bordeaux.

La motte castrale de St-Jean-le-Vieux (Wikipedia Commons)

     Cette offensive des Plantagenêts montre que la Basse-Navarre de ce temps restait une zone de domination incertaine entre l’Angleterre et la Navarre. En échange de la main de Bérengère, la fille de Sanche, Richard restitua ou laissa au roi navarrais les terres de Cize, Arbéroue, Ossès, Irissarry. La dot de Bérangère apporta à son mari les châteaux de Saint-Jean-Pied-de-Port et de Roquebrune, dans le Pays de Cize, mais le couple n’ayant pas eu d’héritier, Sanche VII le Fort maintint sa domination sur la Basse-Navarre, ce malgré la demande du pape Innocent III en faveur de Richard. C’est d’ailleurs à cette époque (fin du XIIème siècle) que l’on peut véritablement dater l’implantation du gouvernement navarrais dans les territoires d’outre-monts malgré les prétentions de Sanche III (1000-1035) sur les territoires de la Gascogne.

     Les vicomtes de Tartas et de Dax rendirent hommage (1196) au vainqueur des Almohades pour les terres de Mixe et Ostabarret longtemps occupées par le vicomte de Béarn. Ces terres se situaient stratégiquement sur un important axe de circulation entre les rives de l’Adour, le Béarn, la Chalosse emprunté par les troupes, les marchands et les pasteurs lors de la transhumance.

     Le roi Sanche le Fort signera un accord de paix et d’amitié avec Jean Sans Terre (roi de 1199 à 1216), frère de Richard Coeur de Lion, à Chinon (1201) pour enrayer l’influence de la Castille sur la Gascogne. Il cherchait à faire de Bayonne le port de la Navarre pour compenser la perte de Saint-Sébastien. Le roi Thibaut s’embarquera pour la croisade de 1238 par le port de Bayonne.

     Liens de vassalité et conflits au XIIIème siècle

     C’est à partir de 1212 qu’apparaissent sur les documents les actes d’hommage rendus par les seigneurs de Gramont (Agramont en réalité, du latin Acris Mons, «Mont Aigu») au roi de Navarre. Il n’y avait pas de principauté féodale à Bidache, comme on le croit souvent ; ils étaient les maîtres de Bergouey et Viellenave (autrefois basques). Cette famille menait une politique de bascule entre la Navarre, l’Angleterre, la France, le Béarn ou le vicomte de Dax (avec qui ils sont apparentés), mais Henri III d’Angleterre mettra le siège en 1243 devant le château de Bidache nouvellement construit. L’emplacement était judicieux au dessus de la Bidouze et à portée en bateau de Bayonne. Cette offensive avait aussi pour but d’enrayer l’influence de la Navarre sur la Gascogne, surtout depuis le retour de Thibaut de la croisade en 1240. En 1243, ce dernier mit Urt sous sa protection. Gaston VII de Béarn fut aussi un temps au service du Champenois. La paix revint en 1249 après une attaque navarraise sur les châteaux de Came, Viellenave (Gramont) qui provoqua l’incendie partiel de Saint-Jean-de-Luz et du château d’Espelette. Bayonne fut aussi attaqué et les marchands navarrais virent ensuite leurs biens confisqués. Le gouverneur du château de Saint-Martin-d’Arbéroue fut tué aussi.

Château de Gramont (ou château de Bidache) (doc. Yalta Production)

     Pierre-Arnaud, maître de Luxe, qui avait édifié sans autorisation une ville fortifiée à Ostabat, sur un carrefour du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, dut aussi rendre hommage à Sanche. Il s’engagea à ne plus construire de forteresse sans l’autorisation de son suzerain. En 1236, Thibaut Ier confirmera les franchises déjà obtenues par Ostabat ou tout l’Ostabarret pour l’utilisation des moulins royaux de Saint-Jean-Pied-de-Port. Il récupéra en 1247 le péage de Garris après accord avec le vicomte de Tartas qui lui rendra hommage. Le roi de Pampelune mit aussi en place parallèlement une structure administrative efficace sur «las tierras de Ultra-portus» confié au bailli et châtelain de St-Jean-Pied-de-Port. Un sénéchal y était établi pour gérer la trésorerie notamment en temps de guerre comme en 1266 quand son souverain lutta en Bigorre pour obtenir l’allégeance de seigneurs locaux. On fabriqua des armes à St-Jean-Pied-de-Port, Ostabat avec l’aide de juifs venus de Navarre. Tout le royaume fut mobilisé (le monastère de Roncevaux aussi) pour assurer l’approvisionnement des troupes dont la base des opérations était stationnée dans la ville nouvelle de Saint-Jean-Pied-de-Port. Des troupes furent aussi stationnées à Mongelos, Ostabat, Arbéroue, Armendarits, Vieillenave pour ne citer que la Basse-Navarre. La paix fut rétablie grâce à l’intervention de Saint Louis. Le seigneur de Gramont rendit finalement un hommage au roi de Navarre en échange de la moitié du péage de Roncevaux, une autre illustration des intérêts économiques que revêtaient ces luttes entre les seigneurs et les princes.

Les barons de Basse-Navarre, les seigneurs d’Asme, de Garris, Gramont, Luxe (pour une fois réconciliés) et d’Irumberry (Saint-Jean-le-Vieux) prirent la croix avec leur roi Thibaut II et Saint-Louis en 1270 assistés du curé de Garris, d’Arbouet et de Béhorléguy.

Pour aller plus loin:

  • Antton Curutcharry, «Le Royaume de Navarre sous la dynastie de Champagne (1234-1274)», Bulletin du Musée Basque, 1er semestre 2002, pp. 47-64.
  • Manex Goyhenetche, Histoire générale du Pays basque, tome 1, Elkar, 1998, pp. 257-289.