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Vieux cimetière de Saint Jean Pied de Port

Printemps des cimetières

Donibane Garazin

Par Arnaud Duny-Pétré avec l’aide de Pantxika Sala et Jon Etcheverry-Ainchart

Tous les hommes ont un attrait secret pour les ruines.
Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature,
à une conformité secrète entre ces monuments détruits
 et la rapidité de notre existence.
François-René de Chateaubriand
Le génie du christianisme (1802)

     Nous vous proposons de découvrir quelques photographies de monuments funéraires basques exposés à l’occasion du Printemps des cimetières 2022.
Tous proviennent d’un lieu méconnu, le « vieux cimetière » de Saint-Jean-Pied-de Port, situé au-dessus du cimetière actuel. Il contient 325 monuments, dont 197 « croix navarraises » et 97 dalles. La plupart sont en grès rose dit d’Arradoy, montagne qui domine le site. Un seul est en marbre.

     Ce cimetière sort de l’ordinaire à plusieurs titres. Tout d’abord du fait de sa cohérence dans l’espace et dans le temps. Il a été créé au début du XIXe siècle (1) et, à de rares exceptions près, les constructions de caveaux s’achèvent ici un siècle plus tard, d’où une unité de style plus forte qu’ailleurs. Les outrages du temps sont là, mais le site a été peu altéré par l’arrivée de nouvelles tombes au XXe siècle. Hormis pour les sépultures des prêtres, l’immense majorité des croix est orientée face à l’est, vers le soleil levant, symbole d’éternité, de lumière et de vie, mais aussi foi en la Résurrection.

     Un deuxième élément est frappant: la densité des croix dites navarraises. Elles sont souvent hautes, quelquefois près de deux mètres, et dotées de deux ou trois cannelures de chaque côté. Les branches de la croix portent des bossages ou saillies, parfois en demi-sphères. Celles réalisées durant la première moitié du XIXe siècle ont une qualité de sculpture en champ levage assez exceptionnelle. Elles figurent ici en nombre, alors qu’elles disparaîtront peu à peu ou seront laissées de côté dans les autres cimetières de Basse-Navarre.

     Troisième point : nous sommes dans un lieu-témoin d’enterrement basque de type urbain au XIXe siècle. Ce fait quasiment unique en Iparralde a trois conséquences. La plupart des tombes sont nominatives, nous nous éloignons ici de la tombe très liée à l’etxe comme dans la société rurale. Les monuments, croix et plates-tombes, émanent de familles disposant de moyens financiers conséquents. Cela a visiblement un effet sur la multiplication des dalles, la taille et l’importance des sculptures. Enfin, nombre de défunts sont des commerçants, des fonctionnaires, des militaires qui se sont implantés au Pays Basque et y ont fait souche. Ceci est lié à la démographie saint-jeannaise qui est d’abord une place-forte frontalière, un centre administratif et commercial. Les familles ont adopté le style des monuments funéraires bas-navarrais en cours à l’époque. Beaucoup de tombes de Donibane Garazi apparaissent donc comme le fruit d’une acculturation. À une nuance près, les plates-tombes richement sculptées comportent des commentaires qui ont peu à voir avec la sobriété, la réserve si valorisées en Pays Basque. Parfois le texte fort long commence sur la croix et se poursuit sur la dalle.

     L’usage du français est quasi généralisé. Ce n’est ni la langue du culte (le latin), ni la langue la plus couramment parlée dans le pays (l’euskara) ; la langue dominante est donc employée, c’est la langue du roi et de la république, du pouvoir d’État, de l’écrit et du droit. Dans l’esprit du temps, ce serait déchoir que d’utiliser une langue populaire, dépourvue de prestige. Le français s’impose sur les tombes comme sur les linteaux qui tous deux prennent ainsi un caractère officiel, voire « notarié ».

     Oeuvre des travailleurs de la pierre de Saint-Jean-Pied-de-Port et du pays de Cize, ce cimetière est un élément essentiel de l’histoire de la cité, de la vie et de la mémoire de ses habitants. L’’inventaire des 346 personnes inhumées, dont l’activité est renseignée, indique : 32 militaires — aucun simple soldat — 27 douaniers, 19 fonctionnaires, 43 commerçants et négociants, 62 artisans, 21 employés, 6 médecins non militaires, 3 pharmaciens, 13 cultivateurs dont 8 vignerons. Le cimetière accueille à égalité militaires, bourgeois, commerçants, artisans basques et gens du peuple, alors qu’il écarte les simples soldats. Photographie sociale du Donibane Garazi du XIXe siècle, avec ses métiers, ses niveaux de fortunes, ses nationalités, ses classes sociales, ses mélanges de populations et leur diversité, il est à l’image d’un melting-pot d’individus enterrés en terre basque, expression de la porte ou du verrou que constitue Saint-Jean-Pied-de-Port, sur un axe de circulation militaire, économique et religieux séculaire.

Rituels funéraires basques à Saint-Jean-Pied-de-Port

     Les monuments funéraires n’ont de sens que s’ils s’inscrivent dans un ensemble de pratiques sociales, expressions d’une culture, d’une civilisation. Les couper du contexte qui les a vu naître nuirait gravement à leur compréhension et les appauvrirait. Stèles et croix prennent sens dans un ensemble de rites funéraires traditionnels qui ont perduré à Saint-Jean-Pied-de-Port jusqu’à une date très récente.

     Le hilbide ou chemin des morts reliant la maison à l’église était clairement défini jusque dans les années 80. Narcisse Donamaria du quartier Eiheraberri, décédée en juillet 1987, demanda à son entourage et ses voisins que son cercueil suive précisément ce chemin. Marie Duny-Pétré décédée en 1977 avait son jarleku, sa place attitrée, en l’église de Notre Dame du Bout du Pont. Elle l’occupa quasiment jusqu’à sa disparition, bien que les bancs aient remplacé les chaises, semble-t-il à la fin des années 60. Et elle conserva dans sa maison natale la chaise nominative de sa mère qui se trouvait à l’emplacement du jarleku, ainsi que ezko (cire de deuil enroulée sur elle-même dans un petit panier) et plusieurs mantaleta portés par les femmes au moment du deuil.

     Une procession relie l’église au cimetière après la messe des obsèques : cercueil, prêtre et entourage de défunt suivent alors un ordonnancement codifié. Cette pratique disparut au milieu des années 60, en raison de l’importance de la circulation automobile (témoignage d’Augusta Chaliés, 96 ans en 2022). Marie-Claire Hillion, quasi centenaire décédée en juin 2019, détenait le drap mortuaire brodé qui faisait partie de son trousseau de jeune fille. Enfin le rituel funéraire ezko fut encore pratiqué à la fin de l’été 2012 dans l’église de Saint-Jean-Pied-de-Port, pour les obsèques d’Élise Durquet-Haranburu, cheville ouvrière de l’association Terres de Navarre. C’est dire la prégnance de pratiques funéraires basques dans la population d’une cité aussi composite que la nôtre.

 

(1) Pour des questions d’hygiène, les inhumations furent interdites dès la fin du XVIIIe siècle à l’intérieur des lieux de culte fermés. Une loi du 23 prairial en XII (12 juin 1804) impose en dehors des bourgs les cimetières qui sont désormais du ressort de la commune. Dans les régions rurales, le texte sera peu suivi.

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     Voir un choix de photos réalisées dans des conditions d’éclairages particulières est une chose. Aller sur les lieux, s’imprégner de son atmosphère est mieux. Nous vous invitons à faire cette démarche. Le « vieux cimetière » de Donibane Garazi est particulier du fait de l’état de quasi abandon qui est le sien. La poétique des ruines chère aux Romantiques, la proximité des montagnes qui l’entourent et des murailles, la lumière très différente selon les heures de la journée, tout cela suscite chez le promeneur des émotions inédites. Déambuler au lever du soleil parmi les tombes toutes orientées vers l’est, nous situe au cœur du cycle cosmique, du mystère de la résurrection et de l’éternel recommencement. Les voir en début d’après-midi, alors que l’éclairage solaire rasant fait parler les textes des tombes et ravive les couleurs des lichens, suscitera bien des découvertes. Les pierres sont alors comme autant de pièges à lumières. Autre ambiance le soir, entre chien et loup, vous y percevrez un écho baudelairien, celui du violon frémissant «comme un cœur qu’on afflige / Valse mélancolique et langoureux vertige», sous un «soleil noyé dans son sang qui se fige».

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     Depuis des millénaires, de grands textes nous disent l’essentiel de notre humaine condition : « Vanité, vanité, tout est vanité et poursuite du vent », « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et je retournerai nu dans le sein de la terre ». Mais envers et contre tout, chaque cimetière témoigne du désir irrépressible qui pousse femmes et hommes à tenter de laisser une trace de leur passage ici-bas. Leur mémoire se prolonge quelque temps dans le récit des générations suivantes. La créativité, le monde de l’art se greffent là-dessus.

Rappel de notre finitude et de notre vulnérabilité, le vieux cimetière de Saint-Jean-Pied-de-Port fascine tout autant qu’il inquiète. Les vivants ferment les yeux des morts et les morts ouvrent les yeux des vivants. Pour ceux qui ont la chance d’être habités par la foi ou la transcendance, « ce doit être ici le relais où l’âme change de chevaux ».

     Quant aux agnostiques et aux incroyants, eux aussi apprécieront ces pierres «où se dissimile et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’un espèce passagère. Elles n’ont même pas à attendre la mort, elles n’ont rien à faire que de laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps ».

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« Comptes-rendus des travaux de la commission « Vieux cimetière ». Année 2023 »

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Pour en savoir plus sur l’art et les pratiques funéraires basques

  • Visiter le Centre d’interprétation de Larzabale (Larceveau) qui présente la remarquable collection sauvée par le Père Marcel Etchehandy, accompagnée d’une exposition et de films permettant de comprendre cet univers et les intentions de ceux qui l’ont créé. Pour y entrer, une clef magnétique est à retirer auprès de commerçants du village.

  • L’ouvrage de référence sur le sujet est Hil harriak, les stèles discoïdales et l’art funéraire basque, par Michel Duvert, Marcel Etchehandy, Jon Etcheverry-Ainchart et Claude Labat, Elkar, 190 p, 2004.

  • Un grand nombre d’articles publiés par Mikel Duvert et d’autres auteurs sont accessibles via le blog https://hilarriakeuskalherrian1.blogspot.com/

Sur les rites funéraires basques, voir :

  • Contribution à l’étude ethnographique de la mort en Pays Basque Nord, Mikel Duvert et dix autres auteurs, bourse Barandiaran, Anuario de Eusko-folklore n° 40, 264 p, 1996-97.

  • Données ethnographiques sur le vécu traditionnel de la mort par Mikel Duvert, http://www.aranzadi.eus/fileadmin/docs/Munibe/1990479489AA.pdf

     Sur le rôle de la benoîte et de la femme dans les rituels funéraires basques, on lira avec profit différents articles dans https://bazkazane.blogspot.com/

D’une tombe à l’autre

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