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Histoire

Histoire de la Basse-Navarre

      par Pascal Goñi

Chapitre 8 :

ACCULTURATION ET RÉSISTANCES FACE À LA ROMANISATION

…..L’arrivée des légions romaines permit sans doute aux Vascons de se libérer de la tutelle celtibère peut-être même d’une indo-européanisation inéluctable dans la mesure où le conquérant romain ne s’est jamais beaucoup intéressé au peuple vascon. Le contact des Romains avec les populations de Basse-Navarre fut plus tardif et plus lâche. La montagne dut abriter certaines populations indigènes fuyant les plaines plus romanisées. Les fouilles archéologiques de St-Jean-le-Vieux montrent des périodes de destruction (Ier siècle surtout) et de reconstruction prouvant des résistances locales. La tour d’Urculu a aussi démontré dans le mobilier resté en place (pierres sèches, céramique sigillée, amphores, monnayages) une symbiose culturelle entre le Pays de Cize et la Navarre que l’on peut élargir à des solidarités sociales, politiques, voire militaires. Et ces liens n’ont pas commencé avec la Pax romana.

LES FACTEURS D’ASSIMILATION

…..Le rôle de la classe dirigeante

…..Les noyaux urbains, les grands centres d’exploitation agricole, le réseau routier, les carrières des magistrats municipaux furent en Navarre du moins des facteurs efficaces d’assimilation. Les bénéficiaires du «cursus honorum» (carrière des honneurs) aimaient inscrire sur des stèles leurs charges administratives et leurs dignités religieuses comme le montre la célèbre pierre d’Hasparren. Strabon parle de « vascons togati », c’est-à-dire portant la toge du citoyen. Nous n’avons aucune donnée pour la Basse-Navarre.

…..Cette élite devait rendre un hommage à l’empereur divinisé. Il s’agissait plus d’une reconnaissance de la religion officielle de l’Empire et de son unité politique. Rome, en effet, n’était pas dominateur sur le plan religieux. A la fois sceptique et superstitieux, elle se montra libérale et œcuménique en intégrant de nombreuses divinités dans son panthéon. Sa principale préoccupation était politique et encore plus économique. Pourtant, les cultes d’Isis, de Sérapis et autres dieux orientaux récupérés par les Romains ne sont pas inconnus en Novempopulanie. Mais cette influence paraît avoir très peu marquée la spiritualité vasconne.

Pièce de monnaie représentant l’empereur Auguste retrouvée à Urepel (Coll. Ikuska)

…..L’armée

..Les Vascons ont très tôt intégré l’armée romaine. La région de l’Ebre fut, paraît-il, très pourvoyeuse d’hommes de guerre. L’impôt du sang dispensa peut-être certaines communautés de l’impôt de l’argent. Marcus Petreius, le général de Pompée, disposait d’une garde de Vascons. Ceux-ci s’illustrèrent aussi au sein de cohortes menées par l’empereur Galba sur le limes (frontière) le long du Rhin contre les Bataves (70) de Civilis, à Trêves, à un moment très critique selon le récit qu’en fit Tacite. Cette troupe vasconne provoqua une telle terreur que l’ennemi surestima son petit nombre. Plus tard, elle s’établit en Bretagne, puis en Afrique du Nord.

…..Au Pays Basque même, il y avait peu d’unités en place. Les forts étaient rares, le Pays Basque n’était pas un point névralgique de l’Empire et l’Aquitaine, elle même, ne comptait que 4 cohortes. Le centre de commandement n’était qu’à Léon, et c’était loin. Il y avait peut-être quelques troupes à Pampelune, Oiasso (Irun) et bien sûr à Imus Pyreneus (St-Jean-le-Vieux).

…..Des inscriptions lapidaires reprennent les diplômes militaires de ces soldats qui donnaient accès à la citoyenneté romaine. Ils avaient aussi droit comme dans un État-providence à un approvisionnement en blé tel qu’à Rome. La cohorte vasconne dont on vient de parler fit un ex-voto (une offrande faite à un dieu pour obtenir une faveur ou le remercier) en cuivre dans le Kent (Sud-Est de l’Angleterre) datée de l’an 105. On y retrouve une longue liste d’unités auxiliaires. Un espagnol apparemment commandait cette unité. De retour dans leur pays, ces vétérans introduisirent des usages de langue, de culture et de mode de vie inspirés de Rome (usage du latin, religion officielle, culte de l’empereur).

…..Un lexique nouveau

…..La langue basque emprunta beaucoup au lexique latin pour désigner des produits commerciaux (gaztaina du latin castaneam, «châtaigne», piku du latin ficum, «figue», gerezia du latin caereseam «cerise»), des instruments (aingura du latin ancorum, «ancre», errota du latin rota, «moulin»), des termes de construction (gaztelu du latin castellum, «château», murru du latin murum, «mur», kisu du latin gypsum, «gypse», kate du latin catenam, «chaîne»), du vocabulaire institutionnel (errege du latin regem, «roi», lege du latin legem, «loi», bake du latin pacem, «paix», foru du latin forum). Pour Gerhard Rohlfs, le basque sera plus influencé par la langue des Romains que le germanique, le celte, le grec ou l’albanais à la périphérie de l’Italie! Pour Manex Goyhenetche, ce sont sans doute les invasions barbares du Vème siècle qui ont empêché l’estocade finale qui se profilait sans aucun doute pour la langue basque après que les autres vallées pyrénéennes aient rendu les armes face au déferlement de la culture latine. L’apport celtique, lui, avait auparavant à peine marqué le basque.

…..Il faut noter qu’il existait plusieurs parlers latins. Ainsi, la langue euskarienne a adopté pour désigner le jardin ortu de hortum, mais aussi baratze de paradisum. Des mots proviennent aussi d’un grec latinisé : par exemple golko (sein) et karisma (aptitude). La linguistique basque permet d’affirmer que les mots bake (pacem = la paix) sont antérieurs au IVème siècle.

…..La puissance dominante devenait ainsi le symbole de la modernité technique et politique dans une société nouvelle forgée par la romanité. Finalement comme aujourd’hui avec l’invasion des mots anglo-saxons dans le cadre de la mondialisation.

DES PHÉNOMÈNES DE RÉSISTANCE

…..L’apport de l’onomastique (noms de personnes) et de la toponymie (noms de lieux)

…..Hormis le Couserans, proche de la province Narbonnaise très tôt latinisée, les régions pyrénéennes sont pauvres en noms romains (Bigorre et Pays basque surtout) exception faite des classes dirigeantes. Les toponymes dérivés des noms de personnes avec l’adjonction anu, acu, ac typiquement gallo-romains sont très rares sur le piémont pyrénéen. Les noms de lieux qui s’achèvent par la terminaison os, un suffixe prélatin et ses variantes osse, ous, ost, oz, uès sont très fréquents dans le Haut-Aragon ou en Navarre. On peut nuancer en affirmant que la culture latine dut s’imposer en plaine avec certainement un bilinguisme basque-latin marqué, mais qu’elle ne pénétra pas les hauteurs. Celles-ci furent souvent contournées par l’envahisseur. Les Basques conservèrent ainsi une autonomie culturelle, voire politique, en restant à l’écart d’un monde en mouvement. Là encore, la montagne reste un conservatoire de la culture basque. Le régime romain a donc bien convenu aux Vascons.

…..La survivance du basque

…..La structure de la grammaire latine est très différente de celle du basque: tout syncrétisme (fusion) était impossible. Par exemple, il n’y a pas de genre en basque alors qu’il y en a trois dans le latin. Le verbe basque ne doit rien au latin. L’ordre des mots n’est pas du tout le même. Le basque n’a pas réussi à adopter des mots se terminant en r, d, f ou m. Le z et le x prononcé à la française n’ont pas été adoptés non plus. Les groupes cl, kr, gl, pl, pr n’ont pu être assimilés. Ainsi pluma (plume) donnera en basque luma, gloria (gloire) loria, lucrum (lucre) lukurru, clamitare (criailler) kalapatu, angelum (ange) aingeru etc. . Le basque survivra au latin comme le breton, contrairement au punique (la langue des Carthaginois), au celtique gaulois ou aux langues aquitaniques par exemple. Au total, il aura emprunté à la langue des vainqueurs avec liberté et désinvolture, écrit Pierre Narbaitz : ainsi julufria signifiant œillet en basque provient de la giroflée qui n’ont pourtant rien en commun.

…..L’étude des noms de divinité

…..Le panthéon romain n’écarta jamais les divinités indigènes. Parmi celles-ci, on retiendra Baicorix à Huos (Haute-Garonne). Ces divinités pouvaient être précédées par le nom d’un dieu romain. Des dédicaces étaient inscrites sur un édifice consacré à un culte. Ces divinités étaient généralement topiques régnant sur un lieu, un bois, une source, un sommet, un village. L’autel de la Madeleine, à Tardets, rend hommage à la divinité Herauscorritsehe peut-être aussi reconnu en Basse-Navarre. Nous possédons un seul témoignage d’un culte indigène pour notre région. Les archéologues ont retrouvé un petit trésor du IIIème siècle à l’entrée de la grotte d’Isturits: l’antre était considérée comme un lieu sacré où on jetait des sesterces à une divinité souterraine non identifiée dans un but propitiatoire (obtenir une faveur d’un dieu). Manex Goyhenetche suggère aussi que le topomyme lucus (bois sacré) a pu donné Lukuze (nom basque de Luxe en Pays de Mixe).

…..Un Pays basque occupé seulement en partie

…..Même si le rétrécissement de l’aire basque n’a rien à voir avec l’époque des Indo-européens, les Romains ont préféré montrer leur force plutôt que s’en servir. Le trophée d’Urkulu en est une bonne illustration. Ce monument marque aussi sans doute, en dehors de la frontière entre l’Aquitaine et l’Hispanie citérieure (à moins que cela soit le col d’Ibañeta d’après ce qu’indique l’Itinéraire d’Antonin), la frontière orientale du Pays Basque romanisé. Il s’agit d’une tour pleine, imposante (la hauteur aurait pu atteindre 10,50 m avec un tumulus de pierraille recouvert de terre surplombant le monument et au dessus un trophée constitué d’armes fixés à un pieu) dédiée à un génie ou aux soldats qui se sont sacrifiés pour l’État. Cette tour était isolée, et par conséquent fut épargnée par les vicissitudes de l’Histoire et remarquablement conservée pour un monument aussi ancien. Pourtant, il était fait pour être vu, sur une roche calcaire, pour être un repère symbolique dans le paysage. Contrairement à son pendant du Perthus à l’autre bout de la chaîne pyrénéenne, il n’est pas sur la ligne de crête (qui est 1,5 km plus loin à Lepoeder au dessus d’Ibañeta) et évite la voie romaine. Il y a peut-être eu à cet endroit un combat pour emporter ce passage (on peut y descendre sur Espinal), situé en dehors de la vieille voie indigène parsemée de monuments funéraires qui deviendra la voie romaine pour l’Espagne (Leizar Atheca).

La Tour d’Urkulu vue du côté Est (photo: ArchéOdyssée)

…..La tour est imposante, mais de facture simple dans la tradition républicaine encore : austère et anonyme. C’est le plus ancien monument romain du Pays Basque. Le monument était bien un message destiné à la population autochtone qui y vivait saisonnièrement et de façon plus dense qu’ailleurs. Puis, le site fut abandonné à cause des invasions et tomba dans l’oubli.

…..Les résistances locales paraissent très fortes sous les Julio-Claudiens et ont dû freiner le dynamisme de la paix romaine (on ne connaît pas d’implantations coloniales, on l’a déjà dit, à cette époque). Certains auteurs parlent même d’échec de la romanisation au Pays Basque. Les Romains ont pu être intimidés par les montagnes et leurs défilés où se cachaient les autochtones. Dans cet environnement hostile, la troupe s’approvisionnait de loin et évitait l’étroit couloir transpyrénéen. La route resta cependant stratégique. L’oubli d’Urkulu peut aussi s’expliquer par cette insécurité.

…..Le camp d’Imus Pyreneus (St-Jean-le-Vieux) avait pour vocation de tenir cette région mal intégrée à Rome. Il ne date pas des victoires de Messala (vers -28/-27), mais des années -15/-10 pour assurer la sécurité du réseau routier et de la poste impériale d’une région fraîchement pacifiée. Pourquoi sur ce lieu ? Sans doute parce qu’il était en terrain plat, par conséquent facile à surveiller. Peut-être y eut-il auparavant une implantation humaine autochtone. Ce premier habitat était de structure légère (cabane, maisons en pisé, tentes). Le mobilier est très soigné, de provenance lointaine, et contraste fortement avec les techniques rudimentaires de l’architecture. On notera que le mobilier militaire est exactement le même que celui du camp d’Aulnay en Charente-Maritime (et la céramique vient de Saintes dans ces deux camps). La poterie est semblable à celle de Montans dans le Tarn. Il s’agit peut-être d’un mouvement de troupes entre ces camps aquitains.

Le camp romain de Saint-Jean-le-Vieux

Une cohorte (600 hommes) fut redéployée et s’installa dans le même camp sur un castrum probablement sous le règne de Tibère (14-37). Peut-être s’agissait-il de défendre le dépôt de l’annone militaire. Cette fois, il fut reconstruit plus solidement avec des thermes et des fondations. Une réelle prospérité est indéniable de la fin du règne d’Auguste (mort en 14) à celui de Claude (37-41). Les ruelles étroites sont en galets, les maisons en adobe (brique de terre crue séchée au soleil) reposent maintenant sur des socles de pierre. Les thermes sont en pierres et en tuiles romaines. On notera qu’ils sont les plus anciens du Grand Sud-Ouest pour la fin du règne d’Auguste et ont été agrandis vers 30. L’inspiration est ibérique. Mais ils ne seront plus agrandis par la suite. Y eut-il ensuite une stagnation démographique ? Ce mode d’hygiène ne séduisit-il pas la population locale ?

A l’époque flavienne, la céramique espagnole supplante largement la vaisselle italienne et gauloise comme si on était dans une (petite) agglomération espagnole. Pourtant, le camp est abandonné à la fin du Ier siècle sans que l’on sache pourquoi. Y eut-il une révolte autochtone semblable au soulèvement gaulois de 21 raconté par Tacite, épisode qui met à mal la thèse de la Pax romana du Ier siècle de notre ère. Le site est reconstruit et agrandi vers 120-150. L’habitat commence à se développer en dehors du camp, dans le village actuel (un sesterce de l’empereur Commode a été découvert sous les fondations de la rue principale actuelle). De grands bâtiments (peut-être des entrepôts) s’établissent également dans la partie Nord du village. Il y a très peu de traces archéologiques, mais ce secteur témoigne d’un nouveau départ comme l’atteste l’édification d’une nouvelle nécropole. Il y avait de l’argile à St-Jean-le-Vieux, mais aussi du sel, du cuivre, de l’argent, du fer non loin de là. Imus Pyreneus n’est attesté que tardivement au IIIème siècle par l’Itinéraire d’Antonin qui précise qu’il ne s’agit que d’une simple mansio, (comme Ibañeta sur la même route), peut-être liée aux mines de Baïgorry, à proximité, et raccordée à l’Adour. Les échanges se raréfient à partir de la seconde moitié du IIème siècle. Les productions locales (de céramique sigillée notamment) remplacent peu à peu les produits importés. Ce bourg sera massivement détruit à nouveau à la fin du IIIème siècle. Il sera encore reconstruit au IVème siècle (deux nécropoles ont y été repérées), mais sans rôle commercial dans un contexte de décadence du transit du port de Cize. Il survivra cependant peut-être jusqu’à la fin de l’Empire et au Moyen-Age pour des raisons uniquement stratégiques.

Pour aller plus loin:

Manex Goyhenetche, Histoire générale du Pays basque, tome 1, Elkar, 1998, pp. 95-107.
Pierre Narbaits, Le Matin basque, Guénégaud, 1975, pp. 157-163, 187-201.
Jean-Luc Tobie: «La présence romaine», le Pays de Cize, Edition Izpegi, 1991.