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Histoire

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Histoire de la Basse-Navarre

                                                    par Pascal Goñi

Chapitre 15 : LA SOCIÉTÉ FÉODALE

LES SOURCES

     Les sources sur cette période sont très pauvres et d’interprétation difficile en Iparralde.

    Les cartulaires de Gascogne

     Sanche-Guillaume (1009-1032) impulsa un mouvement de rédaction de généalogies, de Gesta princières, de copies de chartes et de cartulaires qui constituent certes une documentation orientée, mais exploitable par les historiens. C’est dans ces sources que puisa au XVIIème siècle Arnaud Oihenart pour rédiger sa Notitia Utriusque Vasconiae, puis Jean de Jaurgain (1842-1920) au XIXème siècle, deux œuvres majeures de l’histoire du Pays basque. Parmi ceux-ci, citons le Livre d’or de l’église Sainte-Marie-de-Labourd. Le cartulaire de Lescar a disparu, mais des fragments entiers ont été recopiés par Pierre de Marca (1594-1662) dans son «Histoire de Béarn». Il apporte quelques informations sur le Pays de Mixe et d’Ostabarret que l’on peut compléter avec le cartulaire de l’évêché de Dax.

     La mappemonde de Saint-Sever

     Le XIème siècle nous livre la première représentation cartographique de la Vasconie citérieure. Cette mappemonde (repérée seulement en 1866) fut confectionnée au monastère de Saint-Sever, capitale de la Vasconie à cette époque. Elle était dédiée aux ducs de Poitiers. L’auteur est le moine Stephane-Garcia (dit aussi Etienne de Mauléon) apparentée à la famille vicomtale de Soule et futur évêque d’Oloron.

     La mappemonde contient une représentation du monde connu au Moyen-Âge. Elle se distingue par la précision du dessin, le nombre des noms de lieux et des commentaires, ainsi que par la place qu’y occupe la Gascogne et en particulier Saint-Sever, représenté sous la forme d’un palais crénelé pour rappeler que les princes de Gascogne y siégeaient. Pour le Pays basque, seule l’église Sainte-Marie-de-Labourd est représentée.

     Une riche documentation en Navarre

     Comme dans toutes les cours, les rois de Navarre ont dressé des actes avec l’aide de scribes, de clercs et de notaires. Les Archives de Pampelune conservent aujourd’hui des cartulaires royaux. Les monastères ont joué ici aussi un rôle de centre culturel, juridique et politique en élaborant des généalogies et des chroniques. Le manuscrit de Roda, déjà entrevu, est des plus précieux. Il donne la généalogie des rois de Navarre, des récits historiques, le nom des comtes de Gascogne aussi. En fait, ces documents ont été rédigés au monastère de Naiera (Rioja). Ils sont écrits en caractères wisigothiques dans un latin tirant vers le roman navarrais. Le modèle littéraire reste celui de la Bible et de la généalogie des Rois d’Israël.

     Les donations faites aux différents monastères donnent une idée du paysage rural, des structures sociales, de l’économie et des modes d’administration et de gouvernement de cette époque.

CEUX QUI COMBATTENT

     Le roi conduit la guerre

     Pour le roi, gouverner, c’est d’abord conduire la guerre et protéger son peuple. Les expressions utilisées par les scribes au sujet de Sanche III par exemple («Il fut bon avec tout le monde et combattit les Sarrasins. Il fut le protecteur et l’ami des moines») contribuèrent à forger peu à peu une image idéalisée du roi dont le comportement doit être à la fois guerrier et chrétien ce qui peut paraître contradictoire. La Reconquête justifiait cet idéal élaboré dans les monastères, pourtant des lieux de prières à l’origine. C’est un véritable rôle missionnaire qu’assignent au roi ces lettrés afin de convertir les «infidèles» à la «vraie foi». La piété du roi vient autant de ses victoires contre les Maures que de sa foi. Il doit aussi défendre les terres nouvellement libérées de l’islam.

     Pour conduire la guerre, il fait payer à tous les habitants des villes et des villages la pecha calculée par rapport aux ressources et au nombre d’habitants des communautés.

     Les seigneurs de la guerre assistent le roi

     Au Moyen-Âge, la guerre conditionne tout. Les forces politiques sont structurées autour du roi qui organise la défense de son royaume et la Reconquête. Il s’entoure de barons, de comtes, de cavaliers et de simples seigneurs. Le régime politique est donc monarchique, aristocratique, structurée et très hiérarchisée. La Cour est itinérante («rege equitente»). Les barons constituent l’élite de l’aristocratie. Ils sont qualifiés de «senior» dans beaucoup d’actes, un synonyme de «dominator». Ils doivent au roi un service d’ost (aide militaire) en cas de guerre. Ils lui doivent aussi un rôle de conseil pour l’aider à prendre des décisions en même temps que la famille royale, les évêques et les abbés de haut rang. Les noms de ces «Grands» sont généralement mentionnés dans les actes royaux.

     La Maison du roi

     Les seniores peuvent être dans la Maison du roi, c’est-à-dire qu’ils sont affectés au service domestique des souverains. Parmi ces fonctions, il y a le majordomus (grand-maître de la domesticité), l’alferez (porte-enseigne à la guerre), le pincenarius (échanson), l’hôtellarius (le bouteiller responsable de la cave), le propinator regis (chargé de goûter et de présenter la coupe de vin au roi), le stabularius ou major equorum (responsable des chevaux).

     Les différentes couches de l’aristocratie

     En récompense de leur aide, le roi distribue à ses barons des honores, c’est-à-dire des charges publiques d’ordre politique, militaire, judiciaire, fiscal toujours à titre temporaire et révocable. Mêmes les terres dont il les dote ne leur appartiennent pas et le souverain peut les reprendre. Leur rôle est de défendre simplement les frontières du royaume.

     Au niveau supérieur de l’aristocratie, il y a les optimates mentionnés dans les chartes de fondation des monastères. Ces «meilleurs» accède à un haut niveau de fortune foncière et à une considération sociale très importante. Par exemple, les seigneurs du Baztan, qui contrôlent les montagnes au nord, sont récompensés traditionnellement par la charge d’alferez («porte-étendard»).

     Les milites sont des exécutants au service des grands barons responsables de châteaux et des points stratégiques à défendre. Il viennent éventuellement renforcer la «chevauchée» du roi, des princes si les circonstances l’exigent. A l’origine, c’étaient des propriétaires fonciers, des laboureurs, voire des domestiques qui se sont illustrés par leur courage ou leur adresse au combat. Les moins fortunés avaient un équipement sommaire, allaient à pied («les pedites»). Ceux qui avaient des moyens allaient à cheval («equites»). Au total, les milites sont à la fois des seigneurs, des vassaux, des chevaliers. L’ordre chevaleresque était alors en gestation et permettait des mutations dans le cadre d’une société d’hommes libres liés entre eux par un serment de fidélité.

     L’échelon inférieur était constitué d’infans, terme signifiant «enfant, cadet», recrutés dans les familles des seigneurs. Le terme, qui donnera infançon, est encore rare au XIème siècle. Ensuite, ils deviendront très nombreux surtout dans le Nord et les frontières du royaume. Exemptés du paiement de la pecha, ils devaient entretenir un cheval pour rejoindre l’armée royale.

CEUX QUI PRIENT

     Protectrice de l’Église et des fidèles, la monarchie navarraise en profita pour s’emparer des usufruits de terres appartenant aux ecclésiastiques surtout dans les périodes d’insécurité (VIIIème siècle avec le péril musulman, IXème siècle avec le péril normand).

     En Vasconie citérieure

     Guillaume-Sanche et son frère Gombaud firent main basse sur six évêchés de l’ancienne Novempopulanie (Dax, Lescar, Oloron, Aire-sur-l’Adour, Labourd, Bazas), le duc ayant pour sa part la prérogative de nommer à sa guise les évêques et les abbés des monastères dans un diocèse informel de Gascogne. Seuls leur échappaient les diocèses d’Eauze, du Comminges, du Couserans, de Lectoure et de Tarbes qui relevaient de l’archevêché d’Auch.

     Puis vint le temps de la réforme dite grégorienne, initiée à Rome avec le pape Léon IX (1048-1054) et relayée en Aquitaine par l’archevêque d’Auch, Austinde (1049-1068), dans le sillage du concile de Latran (1059). Bien que ce fut contraire aux lois de l’Église, Rome ne pouvait faire autrement que composer avec le nouveau titulaire de l’évêché de Gascogne, Raymond le Vieux. Austinde parvient à rallier les évêchés après des négociations infructueuses avec Raymond et plusieurs conciles régionaux successifs et l’appui de grands feudataires gascons. Il dut entreprendre un voyage à Rome pour faire déposer Raymond et rétablir les six évêchés en 1059. Il présida ensuite plusieurs conciles régionaux, à Jaca en 1060 pour soutenir les chrétiens d’Espagne face aux musulmans (et imposer la liturgie romaine au détriment de la liturgie mozarabe), et à Saint-Sever en 1061 pour relancer la règle bénédictine.

     Le cartulaire de Dax nous apprend que l’archidiaconé de Mixe (cet évêché en comprenait quatre) regroupait aussi l’Ostabarret, qu’il avait une préséance sur les autres de par sa position stratégique face aux remuants vicomtes de Béarn (le comte Centulle V fut tué par les Mixains en voulant s’emparer de la Basse-Navarre) et compte tenu du chemin de Compostelle en plein essor.

     En Navarre

     Euloge de Cordoue atteste de la vitalité des monastères navarrais lors de la visite qu’il y fit en 848, surtout de Leire. C’est là par exemple que Fortun Garces passa les dernières années de sa vie après son abdication forcée (905-922). Il avait préalablement doté généreusement cet abbaye. Virile, abbé de Leire, avait même éclipsé l’évêché de Pampelune dont les titulaires étaient nommés pendant un moment par les moines de Leire. La destruction de Pampelune (924) entraîna d’ailleurs le transfert du siège dans ce monastère que sa situation géographique (situé à 771 mètres d’altitude et protégé par des crêtes) permettait de mieux défendre après les offensives d’Al-Mansour.

Le monastère de Leire (Par Gerd Eichmann — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=96277377)

     Dans le sillage de la Reconquête, de nouveaux monastères furent fondés en particulier dans la Rioja. De concert avec un réseau d’églises rurales, des centres de colonisation agricole et de repeuplement se mirent en place pour accueillir de nouvelles populations. De manière générale, les abbés et les évêques occupaient une place importante auprès du roi. Ceux-ci, encouragé par le roi Sanche III, impulsèrent la réforme monastique de Cluny introduite d’abord à Leire. Cette introduction en Navarre fut facilitée par les liens qu’avait le roi avec le monastère bourguignon.

     Ces moines, à lire les protocoles de chartes de fondation, se considéraient davantage comme des bellatores que comme des oratores. Les perspectives de croisade et d’expansion des frontières de la chrétienté sont clairement affirmées par les scribes du roi Sanche le Grand dans sa charte d’introduction de la Règle de St-Benoît à Leire (1022). Ce nouveau monachisme insufflé par Cluny se voulait d’esprit neuf, arrogant, conquérant et intolérant: «j’ai pu triompher, avec l’aide de la clémence de notre Rédempteur, de l’oppression envahissante de mes ennemis qui tentaient de m’encercler, j’ai commencé à libérer les possessions de Dieu, la religion de la Sainte Église de Dieu qui fut jadis détruite par les ennemis de la Croix du Christ, après l’invasion du royaume d’Espagne par l’exécrable gens des Ismaélites. […] Écoutant donc la doctrine du bienheureux Benoît pour bien restaurer toutes les étendues de la Terre.»

     Alors qu’en Gascogne, le temporel et le religieux se partagent les pouvoirs, en Navarre le roi cherche à s’attribuer tous les attributs de la souveraineté. Le monachisme bénédictin revendique, de son côté, l’exemption de toute juridiction épiscopale pour servir son prince dans l’affirmation de sa toute-puissance. La collusion du roi et des monastères rejoint la double fonction du clergé régulier, prier et combattre. Le triomphe du bénédictisme ne fut pas absolu en Navarre dans la mesure où l’élection de l’abbé de Leire devait avoir l’assentiment des évêques des provinces et la faveur de tous les seniores et milites. La monarchie navarraise ne tendit donc pas vers l’absolutisme.

     Parallèlement, les évêques s’imposèrent dans l’administration royale comme le montrent les actes royaux. Et les moines issus de la réforme de Cluny occupèrent aussi des postes importants dans la chancellerie royale et dans l’enseignement. Compte tenu de l’idéologie royale et du contexte de guerre, les deux pouvoirs ne pouvaient que collaborer.

     Le développement de l’art roman

     La Navarre a profité de sa position géographique (voie de Compostelle, influence de l’art aragonais, du Léon, du Languedoc) pour développer l’art roman. Les souverains navarrais ont fortement encouragé l’éclosion de nouvelles constructions ou l’embellissement d’anciens édifices. Sanche III le Grand et l’abbé Sanche, proche d’Odilon, l’abbé de Cluny, ont fortement soutenu les travaux du monastère de Leire. A Pampelune, l’évêque Pedro de Roda encouragea la construction de la cathédrale en créant une confrérie pour bénéficier d’un financement populaire. Il accordera également des indulgences à ceux qui oeuvrèrent au cloître de cette cathédrale par le biais d’une réservation de sépultures. Pampelune avait probablement la plus grande cathédrale romane d’Espagne après celle de Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais aujourd’hui, il reste peu de témoignages de cette époque. La noblesse participa aussi aux édifications.

     Les hôpitaux de pèlerinage

     Le mot «ospitalia» peut désigner à la fois un hôpital, une commanderie, un prieuré, une maison infançonne, un monastère (l’hospice de Roland qui deviendra plus tard le monastère de Roncevaux). Il assure essentiellement le gîte et le couvert et constitue des maisons-dieu pour réconforter les malades et assister les mourants. La communauté sur la colline de Sain-Michel-le-Vieux comprenait au XIIème siècle 7 frères et sœurs constituant une cellule hospitalière indépendante reconnue par Rome. Une autre communauté voisine s’était établie à Saint-Vincent (actuel cimetière de Saint-Michel) et était constituée de donats, laïcs ayant fait voeu de pauvreté et de chasteté et suivaient la règle de Saint-Jean-de-Jérusalem. Ils étaient 10 membres constituant un prieuré-hôpital. Les deux hôpitaux fusionneront en 1189. Roncevaux prendra possession des deux hôpitaux en 1246 (ils dépendirent d’abord de Leire) et procédera à une série d’union de chapelles et d’églises (Orisson et Çaro en 1251, les deux hôpitaux de Saint-Michel en 1253).

     Un rôle de 1258 recense 4 hôpitaux dans le Pays de Cize (Saint-Michel, Orisson, Irauzketa et Sumi-Port à Valcarlos) qui s’étendait alors jusqu’à Ibañeta, 2 en Baïgorry (la commanderie de Bidarray, Ugarçan à Ossès), 1 à Lantabat (Béhaune), 3 dans l’Ostabarret (Harambeltz, Utziat et le prieuré de Saint-Just), 2 en Amikuze (le prieuré de Lagarrague à Saint-Palais et le prieuré de Luxe). Ce document oublie Mocosail, à Lasse, l’hôpital Sainte-Marie de Saint-Jean-Pied-de-Port, la Recluse à la Magdeleine (près du Laurhibar à Saint-Jean-le-Vieux), les commanderies d’Aphat-Ospital, d’Irissarry (dépendantes de Saint-Jean-de-Jérusalem), les deux hôpitaux d’Ostabat. Peut-être dans ce dernier cas parce que Utziat percevait les dîmes des maisons d’Ostabat et Harambeltz et celles de la forêt de cette bourgade.

     Les Bénédictins de Saint-Sauveur-de-Leire eurent autorité sur le Valcarlos jusqu’en 1271. Saint-Just était dans le giron des Bénédictins de Saint-Jean-de-Sorde, Béhaune des Prémontrés de Lahonce; tous les autres établissements relevaient des Augustins de Roncevaux.

     Les statuts de Roncevaux datent de 1287 et mentionnent tous les établissements en sa possession, des commanderies pour l’essentiel, disséminées en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie. Le prieur de Roncevaux nommait à la tête de chaque commanderie un commandeur de son choix qu’il pouvait destituer ensuite. Chacune était taxée et devait fournir du blé et du vin à la maison-mère en soutien à l’hôpital selon la volonté du chapitre de Roncevaux. Ce dernier allait jusqu’à fixer la tenue vestimentaire des clercs, laïcs, hommes ou femmes de toutes les commanderies du royaume de Navarre selon des normes de sobriété (couleurs noires ou grises). Le chapitre était composé de 12 membres comme à Compostelle à l’image des apôtres.

     Les hôpitaux étaient imposés sauf à Bascassan qui ne comptait que des maisons infançones. Certains étaient si pauvres qu’ils ne versaient rien.

     Les prototypes du prieuré-hôpital sont ceux d’Utziat et d’Harambeltz avec une église attenant au cimetière, un hôpital, un moulin généralement de la maison du prieur et quatre maisons des frères donats («donnés au Christ»). Ces derniers étaient nommés par le prieur et élisaient à leur tour le prieur du moins dans les établissements autonomes qui s’administraient sans l’intervention d’ordres religieux (ceux-ci pouvaient nommer des prieurs et avoir des droits seigneuriaux). Ils ne pouvaient pas se remarier en cas de veuvage. Ici aussi, le nombre idéal était de 12 donats (pour les sœurs 6). Un hospitalier et une hospitalière étaient nommés pour l’accueil des pèlerins. C’est lui qui disposait des dîmes d’Ostabat recueillies par le seigneur de Laxague. Ils avaient aussi droit à du bois de chauffage. Un autre donat se chargeait de la fabrique, des ouvrages et de l’entretien à partir de divers legs faits à l’église ou à l’hôpital et des dîmes d’Ibarre. Ce fabricien réparait les lits, mais aussi l’église et les toitures. Le frère clavier se chargeait de couvrir les besoins de table avec les autres revenus (récoltes, redevances sur les fromages). Il devait nourrir aussi les hôtes, les bergers, les laboureurs et les ouvriers. Du cidre, des noix (en temps de carême) étaient notamment servis à Utziat.

     Il est possible que l’origine commune des paroisses dépende des hôpitaux. Ainsi, l’hôpital d’Utziat desservait Cibits, Ostabat et Asme avant l’érection d’une cure dans ces lieux. L’église d’Ostabat doit sa création à cet hôpital qui était sur son territoire. La commanderie d’Irissarry avait des obligations paroissiales comme seigneur et patron de l’église Saint-Jean assistée d’un vicaire.

CEUX QUI TRAVAILLENT

     Les paysans ne font jamais l’objet de chroniques ou d’actes royaux réservés aux hauts faits des princes ou de l’action bienfaisante des clercs. Leurs noms sont rarement transcrits, mais par contre la liste de leurs prestations, de leurs travaux et de leurs redevances est souvent connue avec précision. Les meschinos («mesquins») sortent en effet de l’ombre à l’occasion de transactions ou de donations de biens fonciers. Ils sont qualifiés également de servus, subditus, termes équivalents. Les locutions verbales qui les accompagnent sont serviat, serviant, in servicio ce qui traduit bien l’idée de servitude d’individus attachés à une terre et dépendant, eux et leur famille, des seigneurs. Ils ne peuvent pas accéder à une propriété personnelle pleine et entière, ils ne peuvent pas non plus abandonner le domaine agricole, car leur condition est liée à la terre. Le «mesquin» est vendu avec la terre et la condition sociale est héréditaire.

     Leur condition sociale peut être mesurée au nombre et au volume de leurs redevances ou de leurs prestations. Les veuves ne sont pas oubliées; à défaut de travailler la terre, elles doivent accomplir des travaux dans la demeure du seigneur. En dehors des corvées (entretiens divers au château), les paysans doivent des redevances en nature: produits de la récolte (vin, blé, orge, avoine) ou d’élevage (moutons). Mêmes les prêtres, membres de ces familles, doivent contribuer aux redevances et aux servitudes de par leur origine et condition sociale. L’entrée dans les ordres n’enlevait pas automatiquement la condition de la servitude. Des moines de Leire devaient des redevances à leur monastère.

Certaines tenures pouvaient être libres, mais en partie seulement, ce qui leur permettait des allègements de redevances ou des exemptions de corvée par exemple. Mais la liste des autres redevances pouvait être très lourde. Certains paysans pouvaient être aussi affranchis au moins partiellement de leur condition servile. Les seules personnes réellement «ingénues» («né libre» en latin) étaient des membres de l’aristocratie ou du haut clergé.

L’ÉCONOMIE RURALE

     Les domaines des monastères

Les monastères furent les grands bénéficiaires de la monarchie navarraise. Par différents achats, dons, testaments, prêts hypothétiques, ils purent se constituer un important patrimoine foncier. Les sources sur leur patrimoine sont relativement nombreuses et éclairent sur l’aménagement de l’espace rural et la formation des noyaux de peuplement. Les documents manquent malheureusement pour la Basse-Navarre. Nous savons cependant que les pecheros de Çaro devaient des redevances foncières et banales au monastère de Roncevaux à la fin du XIIème siècle.

     En Navarre, il est possible de mesurer la structure d’un manse (exploitation familiale) qui comprend l’habitation, la quantité de terre cultivée et l’unité fiscale pour pouvoir établir des redevances qui seront exigées par le maître du sol. Ces documents font parfois la distinction entre la réserve du seigneur et la tenure. Le paysage rural se décompose généralement en une double sémantique: culta et inculta, herema et populata, herema et laborata. Il y avait donc des terroirs destinés à la culture (laborata), aux demeures des familles (populata), des espaces en friche (inculta, herema, mais aussi mons, montes, pastos, bosques). Des droits de jouissance des espaces incultes (bois, pacages) sont aussi reconnus dans ces documents.

     Pour Juan José Larrea, c’est à partir du IXe siècle, comme dans les régions voisines, que la première croissance médiévale fait puissamment sentir ses effets. Une multitude de petits habitats s’installent par défrichement. Ainsi naissent les villas, entendues comme étant déjà pleinement des villages, qui constituent la clé de voûte de la société pré-féodale en Navarre. Ce mouvement ne peut se comprendre qu’avec une solide monarchie qui contrôle fortement une noblesse dont la raison d’être est la détention de charges publiques. Au Xème siècle, en Navarre, un lien privilégié unit la monarchie et la strate de la paysannerie la plus dynamique. L’auteur opte même pour une certaine faiblesse à cette époque de l’aristocratie.

     En Gascogne, on ne retrouve pas des réserves fiscales massives et maîtrisées par la puissance publique qui permettent l’implantation dans les vallées pyrénéennes de puissants monastères précurseurs et des seigneuries. Au XIème siècle, le tissu des villages de même morphologie est déjà bien en place dans l’une et l’autre province. Mais en Navarre, Larrea n’a pas peur d’affirmer que le « pouvoir royal… atteint chaque foyer paysan ».

     L’économie montagnarde

     Le roi Sanche de Peñalen donna au monastère de Leire en 1071, moyennant deux chevaux et deux mules seulement, un ensemble de possessions situé entre Pampelune et les Pays de Cize avec entre autres «le monastère Saint-Sauveur d’Ibañeta». Ce document a l’intérêt d’ajouter le rôle des églises rurales dans la mise en culture. On apprend aussi que des prêtres, dans ces domaines pauvres, pouvaient être établis par le roi à la tête de monastères. Des rentes ecclésiastiques dont des dîmes et des prémices (offrande religieuse sur les premiers fruits de la saison) y étaient attachées. Le roi, en particulier, avait tout intérêt à favoriser une telle occupation du sol et qui plus est en contrôlant ces prêtres.

      Ces lieux, très anciennement peuplés (Ibañeta, Bentarte, Arnostegui), prenaient une importance nouvelle avec l’établissement du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Il appartenait à la famille royale de contrôler les passages pyrénéens. Le toponyme Erreguerena, nom d’une montagne au dessus d’Eugui, rappelle peut-être cette possession. Le roi possédait aussi (1072) sur l’autre versant le monastère Saint-Vincent-de-Cize «pour le salut de notre âme, avec toutes ses dépendances […] à perpétuité avec ses décanies […] à savoir Urdiarue avec les champs (ager), les pommeraies, les marécages, les monts, les sources, les jardins à légumes, les droits de parcours et de péage, appartiennent aussi (au monastère) les pâturages dans plus de vingt lieux pour les troupeaux de vaches et de brebis». Ce monastère était situé dans l’actuelle commune de Saint-Michel. Le terme decanias indique plusieurs communautés organisées autour d’églises desservies par un prêtre. Urdiarue fait penser à Ordiap (Urdiñarbe en basque). Cela voudrait-il dire que ce domaine s’étendait jusqu’à Ordiap, en Soule, avec possiblement des étendues vastes consacrées à l’élevage? La vieille chapelle Saint-Sauveur d’Iraty doit probablement son origine à ces décanies rattachées à ce monastère Saint-Vincent et au delà à Leire.

Chapelle Saint-Sauveur d’Iraty (Jean Michel Etchecolonea — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=2488677)

UN PLEIN DÉMOGRAPHIQUE

La mise en exploitation des zones de montagne est un indice probant d’une forte densité que les villas et divers noyaux de peuplement ne peuvent à eux seuls endiguer. Les historiens tablent sur une parcellisation de l’espace rural traditionnel à cause de la surpopulation. Les exemples locaux qui vont dans ce sens sont nombreux en Navarre. Longtemps habités comme refuge (époque celte, romaine, wisigothique, franque), la montagne a pu voir sa population augmenter avec le reflux lié à l’avancée musulmane au VIIIème et IXème siècles siècle jusqu’aux offensives d’Al-Mansour. La croissance démographique pourrait être aussi un facteur d’explication à l’émergence de la monarchie navarraise au IXème siècle.

Pour aller plus loin:

  • Maritxu Etcheverry, «Les origines de la monumentalisation de l’art roman dans la Navarre de la première moitié du XIIème siècle», Les Amis de la Vieille Navarre, 2009, pp. 61-75.
  • Manex Goyhenetche, Histoire générale du Pays basque, tome 1, Elkar, 1998, pp. 210-251.
  • Juan José Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle: peuplement et société, Paris, 1998.
  • Bertrand Saint-Macary, «L’archidiaconé de Mixe dans la cartulaire de Dax», Les Amis de la Vieille Navarre, 2009, pp. 21-27.
  • Clément Urrutibéhéty, «Nature et organisation des hôpitaux du chemin de Saint-Jacques», Les Amis de la Vieille Navarre, 1991, pp. 19-28.